J'ai rencontré hier un homme très intéressant. Pilote de ligne à la retraite, il a passé 3 mois au Japon pour apprendre la langue, 3 mois et demi en Russie, est à présent à Bangkok pour la même raison. Il veut sillonner l'Amérique du sud pour parfaire son espagnol, retourner sur une île à proximité de Papoua, faire un long trajet en vélo mais ne sait pas où… il n'aura pas le temps de faire tout ce qu'il souhaite, aussi je lui demande s'il est condamné. Pas plus qu'un autre me répond-il. Il est donc possible d'aimer vivre à ce point, de cultiver sans cesse une curiosité dynamique, de comprendre mon humour cynique, s'en amuser sincèrement sans pour autant y adhérer. Richard est un trésor. Une très belle rencontre, un type épatant, qui boit du bon café.
Ainsi il m'a appris que la plupart des gens rencontrés, ou dont il a lu les récits, partis de leur pays pour sillonner le monde rentrent au bout de 3 ans. Il s'interroge sur le fait de passer ce cap, n'en ayant aucun exemple.

Je suis partie il y a un an et demi sans rien à perdre, pas même ma vie, avec la légèreté de l'inutile, tristement disséminée en chemin. La raison a refait surface, chassant l'inutile épuisant pour l'enterrer, légèreté comprise, sous mon implantation en Thaïlande.
Je suis lourde, oppressée par des buts inexistants tandis que mon cœur pleure Paris.

La première partie de mon voyage fut une quête sans Graal, que je trouvais à chaque arrêt. Un flot continue de découvertes, d'adaptation à un environnement étranger. La seconde partie m'a ramenée à Paris, angoisse terrible de retrouver ce lieu qui m'avait tant fait souffrir. Un challenge que je m'imposais, comme on remonte sur un cheval. Le séjour s'est bien passé, ponctué par des voyages en Europe issus de la même dynamique.

Le retour en Orient a signé la première difficulté, orné la quête de fatigue, m'incitant à me poser quelques temps. Le temps récupéré en Occident s'est servi de moi, m'a plaquée au sol, dans un appartement superbe au sein d'une ville que j'aimais. Un second retour à Paris en Octobre m'a achevée, m'ôtant tout ce que j'avais acquis durant cette année de liberté, de curiosité, d'intérêt. Paris m'a laminée, en a profiter pour reprendre possession de moi, me ramenant à la vie, à mes amis, que j'aime par dessus tout, à la beauté, à la culture, à l'alcool, à la cigarette, à la déception… Me rendant mes atouts, mes amours, pour me renvoyer sans sursis dans une contrée que 'tu as choisi'.

Depuis je suis coincée.
Il ne se passe pas une journée sans que je me demande ce que je fais ici. J'y suis malheureuse, n'y ai pas d'amis proches, le vide culturel que dégage la ville m'effraie, je ne me reconnais nulle part, et la face cachée du lieu me tend à présent ses moites tentacules.

Je suis coincée, je ne peux non plus me projeter à Paris. Je me suis suivie pour m'amener dans un endroit qui ne me correspond pas tout en m'éloignant d'un endroit que j'aime et me détruit, prenant soin de léguer ma place et de me trancher les veines avec la clé.

Je regarde les immeubles au loin, de jour, je veux fermer les yeux.
Les voir de nuit m'apaise, ôte la réalité, me projette enfin dans un monde illuminé, rassurant, loin de Bangkok, partout et nulle part, quelque part dans les sphères irréelles d'un univers à créer. Un peu de répit.

Mes yeux avalent livres sur livres, je côtoie ainsi des gens passionnants, mais mon cœur bondit à chaque rue parisienne citée.
J'ai éclaté en sanglots une journée entière, depuis, je déglutis mes larmes. Je me décompose, sombre, m'en prends à ma vie.

Pour la première fois depuis mon départ, l'être humain me manque, les êtres que j'aime, leur présence, leurs conversations, l'humour, la joie, la tristesse, le partage avec autrui des émotions, de la vie. Je m'étais lavée de l'humanité, repoussant la moindre approche, parole et présence. Je suis prise à mon propre piège.

Mais je dois passer ce cap, c'est ici que je suis, ici que je dois être. Je veux écrire, je le ferai bien.
Sinon je n'aurais plus aucune raison d'y rester, alors je repartirai, quelquepart, espérant n'avoir pas trop rétréci le monde.