Les banques d'images proposent des photos aux publicitaires pour illustrer brochures, documents internes… destinées à des entreprises, pour les entreprises. Les photos sont classées en différentes sections, principalement sous-sections de sa sainteté la rubrique Business : Business au travail, Business à la plage, Business en goguette, Business et les nouvelles technologies, Business et l'environnement (gratte-ciel), Business fait la fête,… L'essence même de la vie du businessman moderne, du trader, sa femme, sa ville et son argent. A Hollywood on ne peut pas aller boire un verre dans le vaisseau de Star Trek rue deep space nine. A Singapore en revanche, on peut circuler en toute liberté surveillée à travers les pages des image-bank, entourés d'hommes d'affaires, au bord d'un canal bien dressé dont les eaux reflètent à la perfection les gratte-ciel environnant mais sont interdites de mouvement. Une rivière à l'apparence stagnante qui s'écoule. La température est stable, 35° la journée, 25° la nuit, 20 degrés dans les shopping center, décrété par l'état. La mode est bien plus élégante l'hiver que l'été, les 20 degrés permettent de porter les pulls et manteaux achetés chaque saison lors de la collection automne/hiver. So Singapore. Le total contrôle de l'environnement par l'homme, le scintillement de sa majesté l'argent à laquelle la ville est dédiée, et son ombre : l'ennui. Une version Bling Bling de Sing Sing. Je conseille aux habitants de Singapore d'aller finir leur vie à Deauville, qui aura pour eux le charme d'un village français paisible, et dont l'activité principale est de jouer de l'argent (sa vie); L'argent y coule à travers les machines à sous comme la vie s'écoulera de leur corps fatigués. Tenir des pièces dans les mains donnera l'impression d'avoir une emprise physique sur une vie qui ne tardera pas à s'enfuir.

Mathieu et Jonathan sont deux parisiens d'excellente compagnie rencontrés dans l'avion. Amis depuis l'enfance, ils voyagent souvent ensemble, souvent en Asie. Mathieu est radiologue, Jonathan possède une entreprise d'informatique. Il rentrent de dix jours passionnants au Japon, et s'apprêtent à passer le reste de leurs vacances à fouler les greens les plus verts de la planète. Après avoir arpenté la ville aux mille reflets en vue d'un restaurant ouvert à 11pm nous nous sommes installés à l'Indochine au bord du canal et y avons fort bien dîné. Les seuls inconvenients furent l'interdiction de fumer (à l'extérieur) et les serveurs sournois qui nous faisaient sursauter en arrivant par derrière pour nous susurrer d’un sino-anglais reconnaissable entre tous, have you finished ? Le canal n'eut aucune réaction. Nous sommes ensuite partis à la recherche d'un bar, circulant naïvement dans une ville maintenant abandonnée, immaculée, dont le seul mouvement provient du bruissement des palmiers et de quelques véhicules épuisés. Un taxi passe au loin et s'arrête. Pour nous, sans que nous lui ayons fait signe. L'homme se doit de ranger la ville, de mettre les individus à une place qui leur est destinée et non dans la rue à 1 heure du matin.

Il nous dépose à Key boat où nous pourrons boire jusqu’à l’aube nous informe t-il. Cette allée constituée de bars, dont une partie longe la rivière statique, l’autre s’enfonce dans la ville est définie par un dallage spécifique, bordée de trottoirs et surmontée de tôles plastifiées aux allures d'antiques films de SF. Les façades des immeubles qui servent de décor à cette aire de jeux d'adultes sont un savant mélange dont la laideur rivalise avec l’inutilité. Nous entrons dans le seul bar animé à grande majorité masculine et prenons place sur la terrasse où il est permis de fumer dans un espace restreint. La faune nocturne de Singapore ne roucoule ni ne vampirise, à l’instar du lieu, ils sont là, les Business en fête, si l'un d'entre eux est malade, on le cachera .

Il est tard, on est mardi, la ville tout sourire nous indique la sortie. Mathieu et Jonathan rentrent à leur hôtel, je poursuis jusqu'à l'aéroport, désert. Les 19 degrés non réglementaires me prennent à la gorge, il s'agit maintenant de ne pas s'endormir et d'attendre dans ce no man's land frigorifique jusqu'à 8h du matin. Boire, manger, marcher, écouter de la musique, lire, boire, manger, marcher, écouter de la musique, relire les même lignes, boire, manger… à 4h20 l'aéroport s'étire, une voix conseille de garder ses affaires avec soi et semble se rendormir ; ça me pend au nez (au même titre que la crève), je décide donc de repartir, grimpe dans un taxi et lui demande de m'emmener voir le lever de soleil. L'homme est perplexe, me fait répéter, et se décide pour un endroit assez proche. Les chauffeurs de taxis à Singapore sont d'excellents guides touristiques doublés de mines de renseignements. Il est impératif de prendre en considération que ni les thaïlandais, ni les singaporians n'ont cette exécrable mentalité d'arnaqueurs et de voleurs qui nous est coutumière. L'homme me dépose au bord d'une plage déserte, où dorment quelques SDF, m'assurant qu'il n'y a rien à craindre. C'est la première fois qu'il prend une personne à l'aéroport sans bagage et l'amène à la plage à 4h30 du matin. Il fait nuit noire, je ne vois que des palmiers, des lampadaires, et des chats. Je marche le long de la promenade, ne sachant si les lumières que je discerne au loin appartiennent à des bateaux ou des maisons. Je marche, fais de la balançoire, parle aux chats et l'on décide de cheminer ensemble. Un avion passe. Il fait doux, les arbres bruissent, l'air est emplis de sons inconnus. Aucun insecte, pas de rats, tout est propre. Le temps s'écoule avec magie.

Le jour se lève là où je ne l'attendais pas, je fais mes adieux aux chats, rejoins une route quasi déserte et attends un taxi. Ce dernier, fort étonné de me trouver ici me dépose à l'aéroport à présent éveillé. Je réalise avec effroi que l'embarquement de mon vol n'est pas à 8h mais 8h55. Je grelotte, bois, mange, marche, écoute de la musique et n'essaye même plus de lire. Mes pieds me font souffrir. A neuf heures je passe la douane, achète le parfum sur lequel j'ai eu le temps de porter mon dévolu : l'instant magique et me rends à la piscine au sommet de l'aéroport où je peux enfin réchauffer mes os transis. L'avion décolle à 11 h. Air Asia, une compagnie low-cost n'a pas de couvertures; le froid règne. Arrivée à Bangkok deux heures et demi plus tard je m'avance devant la douanière qui observe mon passeport, mon visage, son écran… et appose son visa.

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